Au bonheur du conte merveilleux

Qui n’a jamais raconté un conte merveilleux ne sait rien du bonheur de la parole ; j’entends un de ces contes qui durent longtemps, où l’on s’enfonce dans des forêts épaisses et sombres, où les arbres s’ouvrent sur des palais silencieux, où les chevaux parlent et où les filles du magicien lorsqu’elles se baignent dans l’étang laissent au bord leurs plumes d’oiseaux. C’est un travail de longue haleine, une traversée d’océan en solitaire ; on a du chemin devant soi avant d’arriver au moment où l’idiot épouse la princesse, on a du temps. Raison de plus pour veiller à la vigueur et à la rigueur du récit ; si on ne tient pas sa langue en laisse, si on court comme un chien fou derrière toutes les images que le récit peut lever en route, on va perdre le souffle et lasser l’attention de ceux qui vous écoute. Le bonheur de cette parole là, c’est qu’il y a toujours un moment où l’on a oublié d’où l’on est parti et où l’on ne sait rien encore de la fin ; perdu dans l’immensité du monde, on avance sur le fil des mots comme sur la crête des vagues.


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Aucune côte n’est en vue, on va ! On sait seulement les nécessités ; le conte merveilleux est une quête initiatique et l’on ne peut déroger aux passages obligés : quitter l’univers clos où l’on vit, s’enfoncer dans la forêt ou traverser la mer, trouver ses pouvoirs, affronter les puissances de l’ombre – dragon, ogre, sorcière, peu importe…- trois fois ; l’accomplissement ne peut avoir lieu que la troisième fois, c’est comme ça. Le conteur ne raconte pas une histoire qu’il a créée lui-même, où il peut changer la donne à sa guise, le conte lui vient d’avant, il ira après lui, mais il ne peut prendre vie que se son souffle et de ses mots ; il n’a de chair que de la part de lui-même que le conteur y met. Dès qu’il a prononcé les mots rituels « il était une fois… », il efface le monde où il est pour ouvrir un autre espace/temps, premier, originel, archétype de celui où il vit, il ne s’arrêtera plus quoiqu’il arrive ; il faut bien aller jusqu’au bout pour que le héros sorte vivant du chaudron où il a été jeté, coupé en morceaux, sinon comment pourrait-il épouser la princesse, sinon comment les hommes et les enfants des hommes sauraient-ils que les forces vives du monde finissent toujours par être renouvelées pour peu qu’on accepte de traverser l’ombre. L’affaire est d’importance et le conteur ne peut que se donner totalement à la tâche ; il va donner de la voix, des mains, du corps, de l’œil, il va donner de ses rêves, de ses peurs, de ses folies, il va donner tout de lui-même, tout de l’humanité entière qu’il porte en ce moment là et qui le porte en retour. Il ne parle plus pour lui-même, mais pour petit Sapiens dressé sur ses pattes entre le ciel si loin et la terre si large, Petit Homme seul dans sa nuit ignorant de ce qui est et de ce qui n’est pas et qui n’a pour se tenir debout que la Parole comme une lampe allumée au-dessus de sa tête. Si on ne croit pas à ce que l’on dit, absolument, dans l’instant même où on le dit, il vaut mieux ne pas ouvrir la bouche. Ca n’a rien à voir avec croire aux fées ou aux korrigans, ça à voir avec la parole. La parole du conte ne supporte pas les tiédeurs, les frilosités, les postures, les faux-semblants, les distanciations, elle demande de la générosité et de la passion, elle veut qu’on brûle – mais on peut brûler doucement – elle exige qu’on se livre à elle comme une transe lucide et qu’on accepte cette chevauchée incertaine que la crête des mots, sans rien ni devant ni derrière soi. C’est à ce prix qu’elle donne vie à un monde fabuleux où Petit Homme peut trouver le chemin d’un possible accomplissement. Mais à force d’aller de l’avant, il y a toujours un moment où le conteur pressent le bout des mots et le silence. Il lui faut ramener tout son petit monde à terre, laisser lentement se défaire le voyage. Les retours ne sont jamais simples – tous les navigateurs le savent – il faut s’habituer à nouveau à la terre sous les pieds, retrouver son assise, laisser s’éteindre la houle des mots qui vous bercent encore. On est revenu chez soi, l’ailleurs s’est refermé, chacun peut s’en retourner comme il est venu, semblable et autre à la fois. Libre. C’est le bonheur des voyages immobiles.
Le conteur lui s’est payé du plaisir qu’il donne et du monde éphémère et essentiel qu’il a levé  du silence et que le silence efface.

Article paru dans le journal La Croix