Urgence du mythe

Il y a eu des temps où la simple récitation du mythe suffisait pour que les Dieux se manifestent, elle créait à l’identique le monde tel qu’il avait été à l’origine ; le retour en ce temps là – in illo tempore – suffisait à régénérer les forces de vie à l’œuvre en ce temps-ci. Les mots étaient le réel même. La pensée des sociétés de la Tradition est une pensée du même et la Parole est retour éternel qui abolit la dégénérescence dans le temps de ce qui est. Si les sociétés de culture judéo-chrétienne s’interrogent sans cesse sur la fin des temps : jugement dernier, société sans classe, apocalypse nucléaire ou extase du marché. Les sociétés d'avant où d’à côté s’obsèdent du retour à l’origine.


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Lorsque le temps devient linéaire et non plus cyclique, le statut de la parole change et dire le mythe devient une toute autre aventure , car le territoire qu’il découvre – ou dévoile – n’est plus le réel ; le mythe est la trace et la preuve d’un « être au monde » oublié, d’un territoire défait, d’une réalité disparue. Comme la lumière d’une supernova qui explose nous parvient longtemps après l’événement, les dieux, les démons et les hommes qui les portaient sont morts depuis longtemps, et pourtant le mythe lève encore en nous leurs ombres troubles, leur puissance dénouée, leur beauté livide. Le mythe est désormais exangue et pourtant il est notre seule promesse d’un « vieil enchantement » du monde. Celui – l’insensé – qui se hasarde encore à vouloir le dire, est un Ulysse de faubourg qui risque bien de se perdre sur les bords du sombre royaume d’Hadès où il est descendu pour convoquer les siens, car les chemins sont bien incertains, pour ne pas dire qu’ils ont disparu. Il doit à chaque fois inventer le passage qui mène du mythe au réel et du réel au mythe ; il avance à l’estime, il cherche des esquisses, il esquisse des approches.. Il n’a pour lui que de chevaucher à cru la parole mythique, sans selle, sans étrier, simplement accroché à la crinière des mots – de ses mots – n’écoutant pour se guider dans les ténèbres que le battement du monde en lui comme un tambour de danse ou de transe, levant devant lui, dans sa nuit, la lampe de ses peurs, de ses folies, de ses amours, de ses errances, de ses rêves.
Il n’a pour lui que sa familiarité bon enfant avec les douze structures, les sept portes, les quatre directions du monde et les trois moments du temps.
Il n’a pour lui que son jeu de mains avec l’ombre et la lumière, l’envers et l’endroit, l’ordre et le désordre, le haut et le bas.
Il n’a pour lui que d’avoir sauté à cloche pied les marelles, d’avoir parcouru les labyrinthes sur le sol des cathédrales, d’être resté assis au centre des cercles de pierre.
Il n’a pour lui que d’avoir revêtu l’habit de carnaval pour danser toute la nuit.
Il n’a pour lui que d’avoir entendu le souffle du vent dans les arbres et le mugissement du Taureau Marin à l’horizon.
Il n’a pour lui, que le monde et lui,
que lui et le monde.
C’est peu,
C’est juste assez pour avoir une chance de porter droit cette parole-là.

Le mythe en son temps d’absence ne peut vivre d’une éphémère existence que s’il se nourrit de la chair, du souffle, du cœur et de l’âme de qui parle. Dire est alors possession, qui raconte est à la fois le cavalier, la monture, le chemin et le voyage. Le même n’a plus cours ici, le mythe ne peut qu’être ré-inventé à chaque fois. Il n’y a plus de récitant possible, il ne reste qu’un mâcheur de mots incertain, inquiet, un renifleur de piste, un chien errant qui va vers la rivière. Le mythe qui a si longtemps redonné force au monde emportant sur sa croupe hommes, femmes, enfants, chiens, cochons, taureaux, serpents, loups, crocodiles, singes, dieux et démons jusqu’aux sources de la vie, doit être à son tour porté à dos d’homme jusqu’à la porte du jour. Pas à pas, pied à pied, mot à mot.

Dans le désastre d’un temps où les animaux, les arbres, les hommes mêmes ne sont plus des « puissances » mais des ressources, des stocks, des marchandises ou des objets d’étude, il n’y a peut-être que cette Parole là qui peut nous rendre le chemin du retour vers le monde. Ca vaut bien la peine de prendre le risque de se perdre en route car, à chaque fois que l’un d’entre nous parvient à lui rendre l’espace d’un soir l’ombre de sa puissance. Il inscrit le passage un peu plus dans la terre.
D’autres s’y aventurent pour aller plus loin ou ailleurs.